Les Chroniques de L'Isle 14

Les Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue N° 14

Meurtre à l’orphelinat

Résumé


Dans ce nouveau numéro des Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue, Jules Monier plonge dans les méandres d’une enquête sombre après la mort mystérieuse d’une sœur, responsable de l’orphelinat local. Les ruelles étroites de la ville recèlent des mystères et des secrets que nos héros devront percer pour démasquer le coupable.

Chapitre 1


Le mistral soufflait en violentes bourrasques dans les rues de L’Isle-sur-Sorgue, soulevant des tourbillons de poussière grise qui emportaient les feuilles mortes des platanes dans une farandole vertigineuse.
Seuls quelques passants emmitouflés dans de lourds manteaux hantaient les lieux, plus par nécessité, pour aller faire des courses chez le boucher ou l’épicier, que pour le plaisir de déambuler dans ces ruelles étroites et sombres.
Le père Borel remonta le col de son épaisse pelisse de laine brune :
— Je crois que mes vieux os ne supportent plus le froid. Je vais finir par émigrer dans les îles où il fait toujours chaud.
Jules Monier, le pêcheur de Sorgue secoua la tête en souriant :
— Toi, quitter ta rivière et ta ville ? Tu serais mort de chagrin au bout de trois jours.
— Rien qu’une bonne bouteille de rhum des tropiques et quelques jolies autochtones à la peau dorée ne puissent soigner.
— Plus de truites, plus d’ombres !
— Il parait que dans les eaux des mers du sud on trouve des poissons aussi gros que des bourriques.
Jules éclata de rire :
— Sauf que ce sont eux qui te pêchent. On les appelle des requins !
— Tu en as déjà vu ?
— Une fois dans une exposition, à Paris.
— Ah ouais, à Paris…
Tout en devisant, les deux hommes avaient parcouru la rue Cabreyrade* et s’engagèrent dans la rue Mère de Dieu, qui longeait l’école des filles, ceinturée de hauts murs derrière lesquels montaient des cris d’enfants. Une cloche sonna et les rumeurs cessèrent d’un seul coup lorsque les gamines se mirent en rang pour reprendre les cours sous la férule des sœurs de Saint-Charles.
— Je n’aime pas trop la curetaille, mais je dois reconnaître que les sœurs font du bon travail avec les enfants, marmonna le vieux braconnier en enfouissant ses mains aux doigts bleuis tout au fond de ses poches.
— Tu ne les aimes pas, mais ça ne te gêne pas de commercer avec eux, n’est-ce pas ? ironisa Jules.
— Un client est un client et crois-moi que les curés sont de bons vivants. Pour les sœurs de la corde, c’est différent.
— Les sœurs de la corde ? répéta Jules.
— Tu ne savais pas qu’on les surnommait ainsi ?
— Non !
— C’est parce qu’elles se servent d’une corde comme ceinture. D’ailleurs, il faut que je parle à la sœur qui dirige l’école. Accompagne-moi, tu verras par toi-même.
Le père Borel poussa la grille de l’établissement qui couina sur ses gonds mal graissés. Les deux hommes traversèrent la cour pavée de grosses dalles au fond de laquelle se trouvait une grande fontaine, à sec durant la saison hivernale. Ils se dirigèrent vers une porte basse dont les carreaux étaient embués. Le braconnier toqua deux ou trois fois et la porte s’ouvrit sur une jeune fille de dix-huit ou dix-neuf ans dont les cheveux étaient cachés par une guimpe grise comme sa longue robe de laine. Reconnaissant le père Borel, elle lui adressa un sourire et s’effaça pour laisser entrer les deux visiteurs. À l’intérieur, une bonne odeur de ragoût les submergea. Ils se trouvaient dans une vaste cuisine avec de gros fourneaux en fonte sur lesquels mijotait le repas de midi qui serait servi, d’ici une petite heure aux écolières.
— Je dois voir la Sœur Célestine, expliqua le vieux braconnier. La jeune femme écarta les bras dans un geste de désespoir et répondit avec un accent venu du plus profond de la campagne provençale :
— Je suis désolée, monsieur Borel, mais je ne sais pas où elle se trouve. On la cherche depuis ce matin. — C’est très ennuyeux, j’ai tiré quelques lièvres, avant-hier et elle m’avait demandé de lui en mettre deux ou trois de côté. Je voulais savoir si je pouvais les lui apporter en fin d’après-midi. La sœur pinça un peu les lèvres et des rides creusèrent son jeune front :
— Pour tout vous dire, je suis assez inquiète. Elle ne s’est pas présentée à l’office ce matin et elle devait me donner des instructions pour le repas de midi. J’ai dû improviser, mais ça ne lui ressemble pas.
— Habite-t-elle dans l’école ? demanda Jules.
— Bien sûr, elle a une chambre sous les toits, comme nous toutes.
— Es-tu allée voir si elle n’était pas souffrante ?
— C’est la première chose que j’ai faite lorsque j’ai commencé à m’inquiéter, vers dix heures.
— Il ne s’est rien passé de spécial, hier ou les jours précédents ? poursuivit Jules qui, depuis plusieurs années qu’il était revenu à L’Isle, n’avait jamais réussi à se défaire de son instinct de policier. Dix ans dans la Sûreté parisienne, ça laisse des traces. La sœur hocha la tête :
— Depuis deux jours, elle était très nerveuse. Elle m’a grondée plusieurs fois pour des peccadilles, ce qui ne lui arrivait jamais. — Quelque chose en particulier l’ennuyait ?
— C’est que je ne voudrais pas dire du mal…
— Mais non, n’aie pas peur, parle, lui dit gentiment le père Borel.
— Eh bien il y a deux jours, je l’ai entendue se disputer avec monsieur Edmond Correntin, qui s’occupe des sous de l’école.
Jules poursuivit ce qui commençait à ressembler à un interrogatoire :
— Le comptable, c’est ça ? Sais-tu pourquoi ils se disputaient ?
— Non, je n’ai entendu que des éclats de voix qui provenaient du bureau de Sœur Célestine.
— Bon, ne t’inquiète pas, petite, dit gentiment le père Borel. Je suis sûr que la sœur Célestine va reparaître et qu’elle aura une bonne excuse. Tu lui diras que je repasserai avec mes lièvres vers quatre ou cinq heures. Lorsque Jules et le père Borel se retrouvèrent dans la cour, ils furent saisis par le contraste entre la chaleur de la cuisine qu’ils venaient de quitter et l’air froid, balayé par le mistral.
— C’est tout de même étrange, marmonna le vieux braconnier, sur un ton qui laissait sourdre une pointe d’inquiétude.
— Comme tu l’as dit, elle va sûrement reparaître. Que veux-tu qu’il arrive à une sœur ? Borel se retourna vers son ami :
— Tu as la mémoire courte, Jules. Je me souviens d’une certaine affaire, à l’hôpital, il y a deux ou trois ans.
Jules en convint d’un hochement de tête.
— Allons manger, je suis sûr que ça ne sera rien. Tu viens à la maison ? Mariette a préparé un ragoût de mouton. D’après ce que j’ai vu en partant ce matin, il y en a au moins pour huit.
— Bien brave, Jules, mais pas aujourd’hui, j’ai prévu autre chose.
— C’est comme tu voudras.
Les deux amis se séparèrent à l’angle de la rue Cabreyrade et de la rue du Portalet. Jules prit le chemin qui le ramenait chez lui, à Bouigas, le quartier des pêcheurs.
Après un excellent repas, Jules décida de faire une sieste devant la cheminée où se consumait une grosse bûche de chêne.
Il fit un rêve étrange : le temps était magnifique, la rivière coulait doucement sous l’étrave de son bateau en distillant un parfum frais d’algues et de terre mouillée et les poissons sautaient d’eux-mêmes dans l’esquif. Debout sur la turte, la plateforme arrière du bateau d’où il propulsait l’embarcation à l’aide d’une longue perche, il aperçut une silhouette grise allongée sur la grève. Il dirigea la barque vers la terre ferme et aborda. Il sauta agilement de son bateau et se pencha sur la forme étendue sur les galets. C’était une femme. Un grand chapelet recouvrait son torse et un livre était posé sur sa poitrine.
Instinctivement, il sentit qu’il ne devait pas toucher à cet ouvrage. Pourtant, la curiosité fut la plus forte. Il entendait le battement sourd de son propre cœur. Retenant sa respiration, il fit basculer la couverture et poussa un cri, lorsqu’une immense flamme jaillit des pages. La voix de Mariette le réveilla :
— Jules ! la bûche est tombée du foyer !
Lorsqu’il ouvrit les yeux, sa vision fut, un instant, troublée par une fumée âcre qui flottait dans la pièce. Mariette et Thibodet, son ami gendarme, tapaient de toutes leurs forces à l’aide d’une pelle sur le tapis qui avait pris feu.
— Eh bien, dit le militaire, lorsque le sinistre fut circonscrit, tu l’as échappé belle, mon vieux Jules.
Encore mal réveillé, le pêcheur vint constater les dégâts. Ce n’était pas très grave, juste une partie du tapis qui avait brûlé, mais dans tous les cas, le feu n’aurait pas pu se propager bien loin.
— Et on dit que la gendarmerie arrive toujours après la bataille, plaisanta-t-il en serrant la main du militaire. Qu’est-ce qui t’amène ? Il y a quelques jours qu’on ne t’avait pas vu.
Thibodet montra ses yeux rougis par le manque de sommeil :
— La petite fait ses dents, je suis crevé. Dès que j’ai fini mon service, je rentre à la maison pour dormir quelques heures. Pour ce qui m’amène, c’est le travail. Tu es passé à l’école des filles avec le père Borel, ce matin ?
— Ne me dis pas que Brunet veut le poursuivre pour avoir offert quelques lièvres à des orphelines.
Le gendarme haussa les épaules :
— En ce moment, c’est le cadet de mes soucis. Tu es au courant que la sœur Célestine a disparu.
— Enfin, ce n’est pas vraiment une disparition, si j’ai bien compris.
— Les autres sœurs sont tout de même inquiètes, elles ne l’ont pas revue depuis hier après-midi. Ce n’est pas dans ses habitudes. Et ce n’est pas tout, une élève a également disparu.
— Effectivement, ça a de quoi inquiéter, convint Jules. Mais qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— J’espérais que tu aurais remarqué quelque chose, avec tes habitudes d’ancien policier.
— Une jeune sœur, peut-être une novice, m’a dit que Sœur Célestine avait eu une dispute avec Edmond Correntin, le comptable.
— Oui, je suis au courant. Si on n’a pas de nouvelles de la sœur Célestine demain, j’irai l’interroger en priorité. Mais, le commandant Brunet ne veut pas qu’on fasse de vagues.
— Et la fille qui a disparu, tu peux m’en dire plus ?
— Elle s’appelle Henriette Frémont, 12 ans, pas très grande, rouquine… c’est tout ce que je sais pour l’instant.
Jules réfléchit un instant :
— Frémont, Frémont… ce nom me parle.
— Mais oui ! s’exclama Mariette. C’est le nom du propriétaire de la Guinguette des saules, tu sais la guinguette où l’on est allés, l’été dernier, sur la route de Cavaillon
— C’est très juste, ma chérie, répondit Jules.
— Tu n’as rien remarqué d’autre ? réitéra Thibodet.
— Non, désolé, mon ami.
Le gendarme parut dépité :
— Eh bien tant pis. Je vais faire mener ma petite enquête et demain, nous lancerons un avis de recherches officiel, si elle n’a toujours pas réapparu.
— Donne le bonjour à Violette ! Dis-lui que je passerai la voir cet après-midi, lui cria Mariette tandis qu’il s’éloignait.