Meurtre à la cordonnerie
Résumé
Le cordonnier est retrouvé mort dans son atelier
Chapitre 1
Roland Mathieu était un vrai facteur depuis six heures du matin. Il venait en effet tout juste d’obtenir son concours d’aptitude, avec brio. Après plus d’un an comme auxiliaire, le receveur de la poste de L’Isle, monsieur Michaudier, avait proposé de le titulariser. Il avait passé haut la main toutes les épreuves et, ce matin-là, il effectuait sa première tournée en tant que fonctionnaire assermenté. À vingt-trois ans à peine, l’avenir lui paraissait radieux. Pour sûr qu’il finirait receveur principal. En tout cas, c’était ce que monsieur Michaudier lui avait prédit. Pas pour tout de suite, bien sûr, vu que la place était occupée par Michaudier lui-même et que, bien qu’adepte du dicton « place aux jeunes », il ne parlait en aucun cas de sa place à lui.
Le garçon remonta un peu le col de sa vareuse de laine et souffla dans ses mains pour les réchauffer. Son haleine se transforma en un nuage blanc de vapeur. À huit heures du matin, le thermomètre affichait encore deux degrés en dessous de zéro lorsqu’il avait quitté le dépôt pour entamer sa tournée.
Il fouilla dans sa sacoche de cuir brun en arrivant devant l’échoppe d’Armand Laget, le cordonnier. C’était une boutique cossue, parée d’une devanture vert bouteille avec le nom du propriétaire peint en lettres blanches sur le fronton.
Armand Laget était l’un des meilleurs cordonniers de la ville qui, à cette époque, n’en comptait pas moins d’une vingtaine. L’homme était réputé pour la qualité de son travail, tant pour habiller les pieds que les mains. Car Laget produisait également des gants d’une qualité exceptionnelle.
Le jeune facteur poussa la porte vitrée dont le verre était dépoli jusqu’à la moitié de la hauteur. Une clochette fixée sur le dormant tinta à quelques reprises.
— Holà, maître Laget ! C’est le facteur ! cria-t-il.
Pas de réponse ! Il insista :
— Il y a quelqu’un ? C’est moi, Roland Mathieu.
Pas plus de succès !
Il faisait froid dans la boutique. Le foyer du gros poêle à bois, au fond de la pièce, s’était éteint. On distinguait encore quelques braises rougeoyantes dans le fourneau. Roland Mathieu remarqua plusieurs grosses bûches prêtes à être enfournées, posées devant le poêle.
Des dizaines de paires de chaussures étaient entassées sur l’établi près du mur. Sur une large table qui occupait le centre de la pièce se trouvaient des outils et des pièces de cuir brutes.
Intrigué, il s’avança et, s’approchant de la porte de l’atelier, invisible depuis l’entrée, remarqua que celui-ci était éclairé par la lueur vacillante d’une bougie. C’était curieux, car le cordonnier était connu pour son caractère économe. Dès que le jour pointait, il ouvrait grand les volets de l’atelier et mouchait les bougies, toujours trop chères à son goût.
Roland Mathieu s’avança encore un peu et s’immobilisa. À la forte odeur de colle et de cuir, fragrance habituelle de l’atelier d’un cordonnier, se mêlait une autre odeur, plus métallique, un peu comme lorsque ses parents, paysans à Velleron, tuaient le cochon au début de l’hiver. Mais ce n’était pas cela qui avait figé le jeune facteur. Dans le silence quasi sépulcral qui régnait dans la cordonnerie, il avait cru entendre de petits gémissements, des sanglots peut-être.
Peu rassuré, il s’avança sans bruit et découvrit une scène qui lui glaça le sang.
Maître Laget était là, affalé contre son établi sur lequel brillait, dans la lumière d’une chandelle, une énorme flaque brune. Il fit encore un pas, contourna l’établi et retint un cri d’horreur. Le visage de l’artisan était empalé sur une main de bois calée dans un étau de travail.
Les gémissements reprirent. Cela venait de derrière le plan de travail. De là où il se trouvait, Roland Mathieu ne pouvait voir de quoi il s’agissait. Le cœur battant et le souffle court, il se pencha et découvrit une jeune femme, recroquevillée sur elle-même, pleurant à chaudes larmes.
— Madeleine ! s’exclama le facteur en reconnaissant la fille de maître Laget. Mais que s’est-il passé ?
Elle leva vers lui de grands yeux noisette inondés de larmes et tendit ses mains ensanglantées :
— Je… Il… est mort, hoqueta-t-elle, comme si le corps avachi du cordonnier et sa tête plantée sur un gabarit de main en bois pouvaient laisser planer un doute.
Le jeune facteur cherchait ses mots lorsque la clochette de la porte d’entrée tinta. Les seuls mots qui sortirent de sa bouche en un cri désespéré furent :
— Au secours !