Meurtre révolutionnaire
Résumé
Dans ce nouveau numéro des Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue, Jules Monier se retrouve mystérieusement transporté en 1793, quelques jours avant la destruction de la ville par le régiment révolutionnaire des Allobroges. De fait, il n’aura que quelques jours pour démasquer un tueur qui élimine méthodiquement tous les orfèvres de la ville, pour une raison qui dépasse l’entendement.
Chapitre 1
Le soleil qui se levait lentement sur la Sorgue éclairait le bassin de Bouigas d’une lueur dorée. C’était un soleil de juillet, lumineux et franc, qui annonçait une belle et chaude journée. À la surface des eaux qui s’écoulaient sans hâte vers la porte d’Avignon, la lumière éclatait en une myriade d’étincelles blanches au sommet des petites vaguelettes créées par le léger courant venant des Espélugues.
Des parfums sucrés de tilleuls qui se mêlaient aux odeurs d’algues émanant de la Sorgue flottaient dans l’air. Quelques femmes, en robes noires et chemises blanches, manches retroussées sur les avant-bras, papotaient devant le lavoir, sur le quai des Frères Mineurs, en attendant de commencer leur lessive. De gros ballots posés près d’elles contenaient le linge du foyer. L’heure était encore matinale, mais déjà l’Isle s’éveillait, en partie, il est vrai, à cause de la gouaille de ces lavandières qui, à grand renfort de gestes, se racontaient les derniers potins et les petits secrets de la ville. Il paraît que le premier adjoint à la mairie avait une aventure avec la femme du chapelier, ce que tout le monde savait, mis à part le chapelier et la femme de l’édile, bien sûr.
Jules Monier sourit sous son épaisse moustache en observant les commères échanger leurs histoires en émettant parfois de petits rires de gorge. La vie était parfois rude dans la Provence de ce début de siècle, mais pas une fois, ces cinq dernières années, il n’avait regretté sa décision de quitter la Sûreté parisienne pour revenir au pays, reprendre le métier de son père, pêcheur de Sorgue.
Debout sur le petit ponton de débarquement, il préparait son épervier, ce filet de pêche d’une redoutable efficacité qu’il lançait, debout à l’avant de son bateau, bien calé avec sa perche. L’engin se déployait alors dans l’air, faisant un rond parfait, avant de retomber lourdement à la surface des eaux et de s’enfoncer rapidement pour piéger truites et ombres. Lorsque le filet fut parfaitement plié, il le lança dans le fond de son bateau. Il allait embarquer lorsqu’une voix familière l’appela :
— Jules, Jules, attends !
C’était Mariette, son épouse. Un cadeau que la vie parisienne lui avait fait. Mariette, un peu essoufflée, s’appuya contre le muret qui longeait le quai de débarquement pour reprendre sa respiration. Elle tendit à Jules un panier dont le contenu était recouvert d’un torchon à carreaux rouge et blanc.
— Tu partais en oubliant ton repas, le gronda-t-elle.
Jules éclata de rire et prit sa femme par la taille pour l’aider à descendre sur le quai. Il repoussa sa longue chevelure rousse pour l’embrasser dans le cou.
— J’aurais peut-être un peu perdu de ceci, plaisanta-t-il en se tapotant l’estomac.
Mariette haussa les épaules. Jules était une force de la nature et chaque muscle de son corps restait tonique, malgré qu’il approchât de la cinquantaine.
— Allez, dépêche-toi et rentre avant la nuit, s’il te plaît. Ce soir je te fais mon gratin d’écrevisses. Le père Borel m’en a apporté, elles sont énormes, lança-t-elle joyeusement en se dégageant de l’étreinte de Jules. Elle fit une pirouette sur elle-même pour faire virevolter sa robe.
Sur le bassin, venant des Fontanelles, une embarcation apparut, sur laquelle se tenait un homme mince, droit comme un i.
— Tiens, voilà justement Borel, on doit pêcher ensemble aujourd’hui, obtempéra Jules en sautant dans son bateau.
Mariette décrocha la chaîne qui retenait l’embarcation au quai et la jeta à l’intérieur de la coque d’épicéa. Elle fit un signe de la main lorsque Jules, d’un puissant coup de perche, mit le bateau en mouvement et se dirigea vers le père Borel qui l’attendait au milieu du bassin.
Mariette non plus, n’avait jamais regretté d’avoir suivi Jules dans sa ville natale. Elle s’était acclimatée avec une étonnante rapidité à la vie en province, elle qui avait passé toute sa vie à Paris. Et la ville l’avait immédiatement adoptée.
La rousse madame Monier regarda son époux s’éloigner avec tendresse. Soudain, des cris provenant du pont enjambant la Sorgue attirèrent son attention. Sur le tablier, un homme en poursuivait deux autres. Elle reconnut leur ami, le lieutenant Laurent Thibodet, lorsque celui-ci cria :
— Arrêtez ou je tire !
L’un des deux hommes qui portait un foulard sur le visage fit volte-face. Une détonation retentit, un nuage de fumée s’éleva. De là où elle se trouvait, Mariette sentit l’odeur de la poudre. Une seconde détonation répondit à la première et l’homme qui avait tiré sur Thibodet s’effondra. Le second individu masqué se précipita alors sur le gendarme et le plaqua contre le parapet du pont. Une violente bagarre éclata. Thibodet, qui tenait toujours son arme à la main, tenta de l’utiliser contre le bandit, mais celui-ci, beaucoup plus costaud, fit dévier le bras du gendarme vers la rivière. Le coup partit.
Mariette mit ses mains devant sa bouche et hurla en voyant Jules porter sa main à sa tête, avant de s’effondrer et tomber à l’eau où il disparut en moins d’une seconde. À cet endroit, le bassin était extrêmement profond.
Comme dans un rêve, elle vit le père Borel plonger et disparaître à son tour dans les eaux claires de la Sorgue, au moment où un nouveau coup de feu claqua. Sur le pont, le bandit s’écroula raide mort, la tête transpercée par une balle tirée par un gendarme arrivé en renfort.