Les Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue N° 17

Meurtre à la Garancière

Résumé


Dans ce nouvel opus des Chroniques de L’Isle, Hervé Michel et toute l’équipe des Chroniques nous plongent dans une sombre affaire au cœur des ateliers de garance de L’Isle-sur-la-Sorgue. Jules Monier, ancien inspecteur de la Sûreté devenu pêcheur, est sollicité par maître Aubanel, propriétaire d’une usine de teinture à la garance, menacée par l’essor des colorants chimiques. Lorsque le champ de Louise Bastide, une jeune cultivatrice de garance, est mystérieusement saccagé, Aubanel demande à Jules de mener l’enquête.

Chapitre 1


Chapitre 1

Depuis le pont des Cinq Eaux, Jules observait avec circonspection les énormes truites et les anguilles obèses qui évoluaient dans le courant, quelques mètres plus bas. Certaines étaient de véritables monstres qui nageaient lourdement et sans grâce, contrairement à leurs congénères que l’on trouvait en quantité certes moins importante du côté des Fontanelles.À l’opposé du bassin, deux gamins se tenaient sur les marches recouvertes de mousse, près des abattoirs qui déversaient dans la rivière des kilos de tripes dont les truites, friandes, se nourrissaient du matin au soir. L’un d’eux brandissait une fichouire emmanchée sur un roseau. Le regard concentré, il attendait qu’un poisson passe à sa portée pour projeter son instrument et le piquer avant de le ramener à l’aide de la ficelle qui reliait son poignet à l’instrument.D’un seul coup, son bras se détendit et la fourche à sept branches transperça la surface de l’eau. L’enfant poussa un cri de joie en retirant une truite qui devait peser dans les trois kilos. L’animal était tellement gorgé de gras qu’il se tortillait mollement au bout des pointes en forme de crochet.Jules fit la grimace. Certains pêcheurs, y compris des professionnels, venaient parfois là pour prendre du gros, mais lui préférait remonter la rivière dans son bateau, loin vers Vaucluse, pour capturer des poissons à la chair ferme et juteuse ; des truites nourries naturellement par les largesses de la Sorgue.

Jules abandonna ses observations et se dirigea vers la passerelle qui donnait accès à la garancière de maître Aubanel. Au moment où il s’engageait sur le petit pont conduisant à l’usine, il croisa une jeune femme. C’était une très jolie fille, qui devait avoir dans les vingt-cinq ans. Ses cheveux, couleur caramel, étaient tirés en arrière par une natte qui descendait jusqu’entre ses épaules. Son visage était pâle et sa peau laiteuse contrastait avec la profondeur du vert de ses yeux.
Jules reconnut Louise Bastide, une fille de Lagnes qui menait seule, depuis le récent décès de sa mère, une petite exploitation de garance.
— Ho, fille !Comment vas-tu ? demanda Jules d’une voix douce.
Louise haussa les épaules.
— Je fais avec !
— Je suis désolé pour le décès de ta maman. Tu sais que si je peux faire quelque chose, ce sera avec le cœur.
— Vous avez déjà fait beaucoup, toi et Mariette. J’étais bien contente que vous soyez là pour l’enterrement. Et tes amis pêcheurs aussi, alors que certains ne la connaissaient même pas.
— On ne pouvait pas vous laisser toutes les deux comme ça, en pareilles circonstances.
Elle sourit et déposa un rapide baiser sur la joue du pêcheur.
— Allez, Jules, adessias, il faut que j’y aille. Le travail ne se fera pas tout seul à la ferme.
— Tu devrais te trouver un amoureux, pour t’aider, lança le pêcheur tandis qu’elle s’éloignait.
Louise fit une grimace un peu comique qui mimait le dégoût.
— Je me débrouille très bien seule.
Jules sourit et entra dans la garancière par une grande porte au-dessus de laquelle était inscrit en lettres rouges : « Aubanel & Cie – Manufacture de Garance ». Il avait rendez-vous avec maître Aubanel, le propriétaire de l’usine. Il pénétra dans une vaste salle où d’innombrables racines de garance séchaient sur des fils tendus entre les murs. La salle de stockage était totalement déserte. Il se dirigea vers l’escalier métallique qui menait à l’étage où se trouvait le bureau de maître Aubanel.

Il frappa quelques coups à une porte vitrée sur laquelle était inscrit : « Direction ».
— Entrez ! cria-t-on.
Anatole Aubanel était assis derrière un grand bureau qui faisait face à la porte. C’était un homme dans la cinquantaine, avec un visage long, un front haut et de longs cheveux poivre et sel, coiffés en arrière. Il portait aussi une barbe courte et fumait un petit cigare.
— Ah, Jules, c’est gentil d’être venu. Assieds-toi !
Jules s’installa sur une chaise, face au bureau, tandis que maître Aubanel se levait. Il se dirigea vers une crédence à quatre portes. Il ouvrit celle de gauche et en extirpa une bouteille ambrée et deux verres en cristal.
— J’ai ici un très vieil Armagnac dont tu me diras des nouvelles, dit-il en remplissant d’office les verres.
Jules trempa ses lèvres dans l’alcool. Le parfum était exquis.

— Que puis-je faire pour vous, maître Aubanel ? demanda-t-il en reposant son verre sur le bureau.
L’industriel se rassit et se cala contre le dossier de son fauteuil.
— Je suis inquiet, Jules. J’ai quelques soucis. Tu sais que ces satanés chimistes allemands ont mis au point une teinture chimique rouge qui a remplacé la garance ? Je suis l’un des derniers industriels à travailler encore à l’ancienne, un peu comme toi dans ta partie.
Jules hocha le menton.
— Autour de moi, on aimerait bien que je modernise l’usine et que j’arrête de travailler la garance…
— Mais je croyais que vous aviez décidé de passer aux colorants chimiques. Il y a eu un article là-dessus, dans le Petit Provençal du mois dernier.
— Eh bien, j’ai changé d’avis !
— Pourquoi ?
— Ça, ce sont mes affaires !
Jules n’insista pas. Il reprit une gorgée de liqueur.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? demanda-t-il.
Maître Aubanel soupira longuement.
— Je voudrais faire appel à tes qualités de policier.
— D’ancien policier !
— D’ancien policier, si tu veux. Voilà, tu sais que la culture de la garance a presque totalement disparu ? Je n’ai plus que deux fournisseurs, l’un du côté de Sault et l’autre à Lagnes.
— La fille Bastide, précisa Jules.
— Gaston me pousse à moderniser l’usine. Il voudrait même créer un musée de la Garance pour faire du tourisme industriel.
— L’idée ne paraît pas mauvaise.
— Elle est même bonne.
— Mais alors ? s’étonna Jules.
— Je ne peux pas t’expliquer, mais il s’est passé des choses récemment qui font que je ne peux faire autrement. Je vais te demander de m’excuser, à présent, j’ai un autre rendez-vous. Je peux compter sur toi ?
— Vous pouvez !Mais vous ne m’avez pas répondu. Avez-vous des soupçons ?
— Je ne veux accuser personne sans preuve !
— Ce sera uniquement de vous à moi.
L’industriel soupira et sortit un morceau de papier de l’un des tiroirs de son bureau. Il griffonna quelque chose et tendit le papier à Jules.
— Il y a trois noms qui me viennent à l’esprit, mais vraiment, j’ai du mal à croire que l’un d’eux ait pu s’en prendre à Louise pour m’atteindre. Je pense plutôt que c’est elle qui était visée.
Après le départ de Jules, Anatole Aubanel ouvrit un tiroir et en extirpa un gros livre de comptes dont il se mit à feuilleter les pages.
Il poussa un profond soupir. Les chiffres n’étaient pas bons. La vieille garancière, autrefois si prospère, était au bord de l’abîme.
Il eut beau parcourir les colonnes des recettes et des dépenses, chercher où faire des économies, réfléchir à de nouvelles pistes, le constat était toujours le même : il serait bien difficile de finir l’année sans licencier une bonne partie de son personnel dont certains membres travaillaient avec lui depuis qu’il avait hérité de l’usine de son père, trente ans plus tôt.
Ce mois-ci, il pourrait au moins payer les salaires, peut-être les frais d’entretien du vieux moulin à eau, mais le mois prochain…