Les Chroniques de L'Isle 10

Les Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue N° 10

Meurtre à la distillerie

Résumé


Le contremaître de la distillerie de la ville est retrouvé mort, plongé dans un tonneau d’alcool. Dans sa poche, les enquêteurs retrouvent un foulard de femme. Pourquoi le contremaître se trouvait-il dans l’usine, fermée à l’heure du crime ? À qui appartient le mystérieux foulard ?

Lisez ce nouveau numéro des Chroniques de L’Isle pour le savoir.

Chapitre 1


Jules Monier plongea une main dans la poche de sa grosse veste de velours côtelé et sentit la lettre que le facteur lui avait remise, ce matin même. Il l’avait lue, mais n’avait rien dit à Mariette. À présent, accoudé au muret qui bordait la Sorgue, sur le quai des Anglais, il laissait son regard se perdre dans l’écume des eaux tumultueuses qui se jetaient à l’assaut de la passerelle reliant le quai du midi et l’avenue Sainte-Anne.
Il ne regrettait rien et certainement pas d’avoir abandonné la police parisienne, cinq ans plus tôt, déjà cinq ans, pour revenir pratiquer le métier de son père, pêcheur de Sorgue, dans sa chère ville de L’Isle. Bien bâti pour son âge, des épaules larges, une grosse moustache de sapeur qui commençait à se parsemer de fils d’argent, il aurait pu encore en imposer aux voyous de la capitale, mais pour combien de temps ? Il préférait jouir de cette vie simple qu’il menait près de la rivière. Il ne regrettait pas, non plus, le tumulte de la capitale, même si ses récentes aventures, lors de l’Exposition universelle, l’avaient replongé durant quelques jours dans le frisson des enquêtes criminelles où il excellait.
Il avait eu peur, en venant s’installer ici, que Mariette, une pure Parisienne, ne déteste cette ville et ses habitants aux manières un peu rudes. Mais bien au contraire, elle s’était littéralement fondue dans la masse à une vitesse remarquable. À tel point qu’on aurait pu la prendre sans problème pour une enfant du pays.
Il palpa une nouvelle fois l’enveloppe se demandant s’il devait la déchirer avec la lettre qu’elle contenait.
— Je dirais que le débit est d’environ quinze mètres cubes !
Jules, perdu dans ses pensées, ne se retourna même pas. Il avait reconnu la voix du père Borel. Le vieux braconnier vint s’installer près de lui et ils restèrent un moment sans parler.
— Je dirais même un peu plus, rétorqua Jules en désignant la rivière en crue qui finissait de se débarrasser des derniers outrages de l’automne. Branches, feuilles mortes et autres embâcles étaient emportés vers le Rhône puis vers la mer.
Grâce à ce coup d’eau, la rivière se désenvasait et se préparait un lit tout propre pour le printemps.
Une petite bise agitait les branches des platanes mises à nue par l’hiver et qui, l’été venu, prodigueraient leur ombre bienfaisante aux promeneurs. Jules remonta le col de sa veste.
Les deux hommes se contentaient d’admirer la rivière dans laquelle évoluaient de grosses truites.
Plus en amont, au-delà du Partage des eaux, c’était une autre histoire. L’eau qui dégorgeait du gouffre de Fontaine-de-Vaucluse avant de parcourir les cinq ou six kilomètres entre les deux villes avait la pureté du cristal, mais pour combien de temps encore ? Un jour, la population serait telle qu’il faudrait construire des maisons un peu partout. Le monde des pêcheurs de Sorgue prendrait alors officiellement fin.
Mais pour l’instant, cette triste perspective ne perturbait ni Jules Monier ni le père Borel, perdus dans la contemplation des charmes de l’onde claire.
Onze heures et demie sonnèrent au clocher de la collégiale Notre-Dame-des-Anges. Dans une demi-heure, les rues, fréquentées à cette heure-là par quelques marmots qui avaient séché l’école pour aller harponner des poissons dans la Sorgue de Ville-Vieille, se rempliraient des ouvriers quittant les usines de laine ou de soie.
L’industrie avait peu à peu pris le pas sur la pêche obligeant les pêcheurs à se replier dans le quartier de Bouigas.
La société l’isloise était en fait partagée en deux factions. Au centre-ville, les ouvriers et les patrons et, à l’extérieur des murs, le monde paysan. Deux univers qui se côtoyaient le jeudi, à l’occasion du marché hebdomadaire et, bien sûr, le dimanche à la messe. Entre ces deux mondes se trouvaient les pêcheurs de Sorgue.
— Je vais rentrer, annonça Jules. Je ne sais pas ce que Mariette a préparé pour le dîner, mais mon estomac me pose la question.
Le père Borel afficha un sourire énigmatique :
— Moi je le sais.
Jules leva les yeux au ciel :
— Ne me dis pas que tu as encore apporté un gibier ?
— Deux jolies poules d’eau que j’ai tirées hier.
— Je te devrai quelques beaux poissons quand ce sera la saison.
Le père Borel fronça les sourcils :
— Tu veux me vexer ?
— Non, bien sûr ! Alors je t’apporterai à manger quand les gendarmes t’auront mis en prison.
Le sourire du vieux braconnier se transforma en ricanement. Il désigna du menton une silhouette qui venait d’apparaître au bout de la rue. C’était le lieutenant Thibodet. Il semblait pressé.
— S’ils sont tous aussi doués que celui-là, je ne suis pas prêt de dormir à l’ombre ! dit-il sans réelle méchanceté.
— N’oublie pas qu’une fois, il a failli mettre fin à ta carrière de manière un peu brutale.
Le père Borel se frotta instinctivement l’épaule dans laquelle, une nuit, le gendarme avait involontairement logé une balle.
— C’est de l’histoire ancienne, dit-il.
Thibodet s’approcha :
— Ah, Jules, comment vas-tu ? Bonjour père Borel.
— Salut, jeune, et ce bébé, ça pousse ?
— Ça suit son cours. Mais dites-moi, il parait qu’on a en entendu des coups de fusil, de par chez vous, hier soir.
Le vieux braconnier pinça les lèvres et secoua la tête :
— Non, moi je n’ai rien entendu et pourtant, j’ai l’ouïe fine.
— On m’aura mal renseigné alors. En tout cas, Jules, je viens de passer chez toi et ça sent rudement bon.
— Et où est-ce que tu cours comme ça ? poursuivit le père Borel.
Je vais à la distillerie.
— Je savais bien que les gendarmes étaient de bons clients !
Thibodet haussa les épaules :
— Il paraît qu’il y a eu un drame. Et si tu m’accompagnais, Jules ?