Les Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue N° 9

Meurtre Royal

Résumé


Dans les Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue N° 9, vos personnages favoris quittent, pour la première fois leur ville. Ils se rendent à Paris pour assister à l’inauguration de l’Exposition universelle de 1900 au cours de laquelle le photographe L’Islois Fernand Rossignol présente ses premiers clichés en couleurs. Un événement que les Provençaux n’auraient manqué sous aucun prétexte.

Mais voilà qu’un attentat est perpétré contre le prince Edward ( qui deviendra, quelques mois plus tard, Roi d’Angleterre ). C’est l’incompréhension quand on retrouve le commandant Brunet, une arme à la main. Pourquoi l’officier l’Islois a-t-il commis un tel acte ? Lui-même est bien incapable de l’expliquer, car il ne se souvient de rien.

À moins que les choses ne soient pas réellement ce qu’elles paraissent !

Jules Monier et ses amis vont mener l’enquête afin d’innocenter leur gendarme détesté.

Chapitre 1


Jules Monier fronça les sourcils en passant devant le colosse à grosses moustaches qui filtrait les entrées au portail B. Cette face de brute ne lui était pas inconnue.
Lorsque l’homme lui rendit son ticket, après l’avoir déchiré, Jules remarqua un tatouage en forme d’étoile sur le dos de sa main droite. D’un seul coup cela lui revint : Fernand Petibois, dis brise-doigts, une fameuse fripouille qu’il avait arrêtée quelques années plus tôt. La crapule était spécialisée dans le recouvrement de dettes pour des prêteurs sur gages et sa méthode de persuasion favorite lui avait valu son surnom.
Jules sentit qu’on lui pinçait les fesses :
— Allez, avance Monier, je voudrais bien visiter l’exposition universelle de 1900 avant 1901, dit Mariette à l’origine de cette familiarité.
Derrière elle, toute une délégation de L’Islois se pressait pour assister à l’événement. La mairie avait affrété une voiture dans le train Paris-Lyon-Mediterranée, pour permettre à ceux qui le désiraient de se rendre à Paris afin de participer à cette manifestation qui faisait briller la capitale et toute la France, dans le monde entier.
Thibodet ; Violette ; Raboite le boulanger ; Iphigénie sa femme ; le père Borel, Roland Doumer, le charcutier… ils étaient une dizaine à avoir fait le déplacement depuis leur ville pour découvrir les nouvelles inventions, les innovations technologiques, les dernières tendances artistiques qui s’affichaient sur l’île de la Cité.
Mais ce que ces gens venaient admirer, avant tout, c’était le stand de Fernand Rossignol, le photographe de la place aux herbes qui, durant toute une année, avait photographié la vie locale en Provence et plus particulièrement dans la Venise du Comtat.
Lorsque tous eurent franchi le tourniquet, Thibodet s’approcha de Jules. Le gendarme paraissait fuir quelque chose ou quelqu’un. Et, en l’occurrence, ce quelqu’un, c’était le commandant Brunet, son supérieur.
Tout le monde avait trouvé étrange que le militaire s’inscrive pour ce voyage, lui d’habitude réfractaire à ce genre de manifestation et dont tout le monde savait pertinemment qu’il détestait cordialement Jules. Seules Mariette et Violette avaient une petite idée de ce qui avait poussé l’officier à quitter la ville : une femme. En effet, Brunet avait eu une grosse déception sentimentale, une histoire qui s’était très mal terminée, puisque celle dont il était tombé amoureux s’était joué de lui. C’était une criminelle qu’il avait lui-même dû arrêter. Il avait vécu cela comme un véritable drame.
Cela dit, il s’était montré tout à fait sociable et agréable, durant ces deux journées qu’ils venaient de passer à Paris. Il avait même sauvé la situation, lorsque Iphigénie s’était fait voler son sac qui contenait les billets d’entrée à l’Expo. Il avait réussi, personne ne savait exactement comment, à s’en procurer d’autres avec même une invitation pour un spectacle en prime. Il avait juste fallu décaler la visite d’une journée.
Et puis, sans son uniforme, son air supérieur s’était un peu effacé, de sorte que ce périple, qui devait durer une semaine, s’annonçait sous les meilleurs Auspices.
La ville était envahie de touristes et les rues bondées de monde bourdonnaient comme une ruche en pleine effervescence. Les cafés et les restaurants ne désemplissaient pas. Partout, on entendait parler anglais, espagnol, italien et bien d’autres langages que nos le Lislois ne connaissaient même pas.
Les fiacres filaient à toute vitesse obligeant les piétons à se jeter sur le côté. Des invectives fusaient de part et d’autre, et quelquefois on en venait aux mains.
Le site de l’Exposition universelle concentrait dans un espace de plusieurs hectares cette hémorragie de chapeaux melons, de hauts-de-forme, d’ombrelles et de toilettes de grand couturier qui s’épanchait en ville.
La police était bien entendu omniprésente tant en ville que sur le site de l’exposition. Il faut dire que nombre de chefs d’État étaient attendus pour l’inauguration qui devait justement avoir lieu dans quelques heures. La sécurité était à son paroxysme, sans pour autant atténuer l’ambiance festive qui régnait dans le centre historique de la capitale.
Sur plusieurs hectares, des pavillons avaient été construits pour accueillir les exposants de tous les pays. Dans les allées, des vendeurs de sucreries et de beignets proposaient leurs marchandises. L’air sentait la barbe à papa et le sucre.
Mariette, enchantée, s’accrocha au bras de Jules qui, carte en main, dirigeait le petit groupe, joyeux et indiscipliné. Les L’Islois étaient comme des gamins qui partent en vacance pour la première fois. Même Brunet paraissait transformé.
Jules remarqua soudain, du coin de l’œil, qu’un gamin flanqué d’une casquette un peu trop grande pour lui s’approchait de l’officier et le tirait par la manche. Brunet se pencha et l’enfant lui murmura quelque chose à l’oreille avant de lui glisser, subrepticement, un billet au creux de la main. Il devait s’agir d’un petit rabatteur qui cherchait des clients pour des filles de joie. La pratique était courante du temps où il officiait dans la Sûreté et, apparemment, la tradition se perpétuait. Paris serait toujours Paris, les criminels toujours les criminels et les putains toujours une source de joie pour les touristes.
Jules consulta le plan qu’on lui avait remis à l’entrée. Le stand de Fernand Rossignol se dressait non loin de l’endroit où ils se trouvaient.
— C’est par là, les amis. Suivez-moi, lança-t-il.
— Tu crois que ça marche ? interrogea Thibodet. Tu crois qu’on va voir nos bobines en couleur ?
Jules sourit. Rossignol leur avait expliqué qu’un nouveau procédé, nommé Autochrome, venait d’être mis au point par deux industriels de génie : Auguste et Louis Lumière dont il était un ami de longue date qui lui avaient demandé de tester leur invention. Grâce à des colorants, on parvenait à obtenir des clichés photographiques restituant peu ou prou les couleurs réelles des sujets.
Rossignol avait réalisé de nombreux clichés de la vie courante à L’Isle-sur-Sorgue, mais avait obstinément refusé de les montrer avant l’inauguration de l’Exposition. Seules deux ou trois personnes, dont Jules avait eu le privilège de découvrir ces étonnantes photographies qui changeraient bientôt la face du monde.
Un cri à l’arrière du petit cortège fit se retourner les L’Islois :
— Le chemin bouge tout seul !
C’était Iphigénie qui s’émerveillait devant l’une des attractions de cette manifestation : le trottoir roulant. Des Parisiens la dévisagèrent, l’air un peu hautain, en poursuivant leur marche immobile sur le tapis qui les transportait à travers les merveilles de cette exposition.
Le père Borel leva les yeux au ciel, l’air navré de voir ces pauvres citadins aussi couillons sur leur tapis roulant.
Thibodet posa une main sur le ventre de Violette qui commençait à s’arrondir.
— Si tu es fatiguée, ma chérie, on peut essayer le trottoir roulant.
La jeune femme éclata de rire. C’était un rire franc et cristallin :
— Allons, Laurent, je suis enceinte de trois mois, je ne suis pas infirme.
Thibodet, un peu vexé, haussa les épaules puis, pas rancunier pour deux sous prit la main de Violette et embrassa sa jeune épouse sur le front.
Ils parvinrent devant le grand palais qui, derrière sa façade à colonnade, abritait le stand de Fernand Rossignol.
Mais, au moment où ils allaient se présenter à l’entrée, plusieurs policiers en uniforme leur barrèrent le passage.
— Désolé, messieurs dames, vous allez devoir patienter quelques minutes, intima un sergent de ville au nez de boxeur.
— Qu’est-ce qui se passe, Dubois ?
Le policier regarda Jules en plissant les yeux. L’information mit quelques instants pour parvenir à sa cervelle un peu épaisse. Tout à coup, son visage s’éclaira :
— Inspecteur Monier ! s’écria-t-il. Ça fait combien de temps, dix ans ?
— Sept ! et je ne suis plus inspecteur, seulement Jules, rétorqua-t-il en prenant la main que le policier lui tendit. Alors, tu peux me dire ce qui se passe ?
— Figurez-vous, inspecteur… euh Jules, que le futur Roi d’Angleterre vient visiter l’exposition. Il va arriver d’un instant à l’autre et nous devons sécuriser son passage. Mais bien sûr, la consigne ne s’applique pas à vous.
Il fit signe aux agents qui l’accompagnaient de laisser passer le groupe de L’Islois qui entrèrent en relevant le menton, fier de la faveur qu’on leur faisait.
Seul Brunet venait de perdre son entrain. Jules l’énervait au plus haut point avec ses connaissances qui arrivaient toujours à point pour le faire mousser. Le militaire n’avait pas digéré la visite, quelques mois plus tôt, d’Alphonse Bertillon qui avait séjourné chez l’ancien inspecteur devenu pêcheur de Sorgue.
Une fois à l’intérieur, Jules reprit son plan et désigna une allée bondée de visiteurs :
— Le stand de Rossignol est par là, dit-il en devançant les autres.
Brunet, quant à lui, mit ses mains dans ses poches et voûta un peu le dos. Depuis deux jours, personne ne faisait attention à lui, mais ça allait changer. Il tira de sa veste le papier que le gamin lui avait remis, un peu plus tôt, et le relut rapidement. Au bout de quelques mètres, il abandonna discrètement le groupe et prit une allée parallèle.
Personne ne remarqua son absence.