Les Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue N° 5

Résumé :

Dans ce nouvel épisode, vous retrouverez tous vos héros habituels dans une ambiance un peu plus sombre qu’à l’accoutumée. Lors d’une partie de pêche, les pêcheurs professionnels découvrent le cadavre du président du Syndicat de la Sorgue de Velleron, flottant près des écluses. Dans sa poitrine, un trident profondément planté laisse supposer que c’est un pêcheur qui a fait le coup. Mais les hommes de la rivière ne sont pas prêts à laisser accuser un des leurs et, très vite, le ton monte entre la population et les forces de l’ordre. Jules Monier doit se dépêcher de trouver le coupable avant que les choses s’enveniment et que des actes irréversibles soient commis dans la Venise du Comtat.

Chapitre I

— Belle pêche ! lança Félicien Arnaud, en découvrant les nombreux poissons pris dans l’araignée, ce long filet que Jules Monier retirait lentement de la Sorgue.

C’était un piège redoutable pour les habitants du monde aquatique. Posé en travers du courant, dans un lieu judicieusement choisi que seuls les pêcheurs expérimentés pouvaient apprécier, l’instrument ne laissait aucune chance aux truites et ombres qui « faisaient la maille » c’est-à-dire plus gros que les mailles du filet. Les autres, les jeunes et les petits spécimens, passaient au travers sans difficulté et pouvaient poursuivre leur croissance en toute sérénité. Dès lors, la rivière ne se viderait jamais de ses beaux poissons et pourrait continuer à nourrir des générations de L’Islois.

Jules cala son bateau dans le courant à l’aide de sa perche et entreprit de décrocher les poissons, pris par les ouïes, pour les mettre dans les grands paniers remplis d’algues fraîches. Ils se conserveraient ainsi, le temps de rentrer au port où attendaient les acheteurs.

Félicien Arnaud, surnommé le Jeune Arnaud, pour le distinguer de son père, pêcheur également, poussa vigoureusement sur sa perche pour propulser son embarcation vers un trou sombre que l’on apercevait au fond de l’eau. Une fois en place, il cala son lourd épervier sur son épaule droite, inspira et jeta le filet qui se déploya en un rond parfait avant de s’enfoncer rapidement sous la surface. Lorsque les plombs eurent touché le fond, emprisonnant un banc de truites, il ramena la corde qui, par un mouvement de traction lent, refermait le piège. Une dizaine de superbes spécimens était pris. Il les déversa dans le bateau puis plia son filet afin qu’il soit prêt pour un nouveau lancé. Il tria les poissons qui frétillaient dans la barque, rejeta les plus petits et, comme Jules, plaça les plus beaux sur un lit d’algues vertes.

Cinq ou six embarcations évoluaient ainsi sur la Sorgue de Monclar, tout près de l’écluse du canal géré par le Syndicat de la Sorgue de Velleron.

Jules gonflait sa poitrine à chaque inspiration, pour emplir ses poumons de l’air tiède de la campagne qu’une légère brise poussait depuis les champs, vers la rivière. L’ancien inspecteur de la Sûreté parisienne, rentré au pays pour reprendre le métier de son père, aimait ces senteurs d’herbe coupée qui se mélangeaient aux fragrances suaves exhalées par la Sorgue. Il était revenu depuis quelques années, déjà, mais il se souvenait toujours de l’odeur putride qui régnait dans la capitale. C’était une effluence miasmatique qui prenait à la gorge et qui épaississait l’atmosphère à tel point qu’il était parfois difficile de respirer.

Il ne regrettait rien de son ancienne vie qui lui avait pourtant fait le plus beau des cadeaux, Mariette, qui était devenu son épouse. La petite Parisienne avait tout de suite adopté la Venise du Comtat, avec ses canaux qui sillonnaient la ville, ses roues à aubes battant les eaux à longueur de journée et surtout la modeste maison de Bouigas, le quartier des pêcheurs.

Des cris parvinrent soudain du côté de l’écluse. Là-bas, tout près des vannes qui permettaient de distribuer l’eau de la Sorgue dans les champs, depuis Napoléon III, les barques de pêche s’étaient agglutinées autour de celle du jeune Arnaud et le ton semblait monter entre les hommes de la rivière.

Jules comprit immédiatement que cette magnifique journée, qui avait si bien commencé, allait s’assombrir. Il reprit la longue perche, jetée au fond du bateau et s’arc-bouta pour lancer l’embarcation dans le courant en direction de ses amis.

Il fut sur place en quelques coups de gaffe. Les autres s’écartèrent pour le laisser passer.

— On avait bien besoin de ça, grommela l’un d’eux en désignant à Jules un corps qui flottait sur le ventre.

Jules approcha doucement son embarcation, saisit le mort par la chemise et le retourna. Un « ho » de surprise parcourut l’assemblée des pêcheurs, lorsqu’ils découvrirent que l’inconnu avait une fichouire plantée en plein cœur.

Jules examina l’instrument, dont la hampe était brisée à la base et jeta un regard interrogateur vers le jeune Arnaud. Il avait reconnu la victime, mais surtout la fichouire. C’était celle du jeune pêcheur !