Les Chroniques de L’Isle-sur-Sorgue N°6

Meurtre à l’orientale

Résumé


Lorsque Jules Monier, l’ancien inspecteur de la Sûreté parisienne redevenu pêcheur de Sorgue assiste au meurtre de cet Asiatique, il est loin de se douter que c’est pour lui le départ d’une nouvelle enquête trépidante.
Qui est la victime ? Pourquoi serrait-elle dans sa main une émeraude brute ? De nombreuses questions auxquelles il faudra répondre d’autant plus que Laurent Thibodet, l’enquêteur principal, à la tête ailleurs depuis la découverte d’une autre victime, en vie celle-là, une jeune et jolie tonkinoise.
L’enquête va conduire Jules dans le milieu des industries de la soie.


Chapitre 1

Le soleil faisait exploser des milliers de perles de lumière à la surface des eaux de la Sorgue, comme pour accompagner le chant des cigales qui cymbalisaient dans les massifs touffus bordant la rivière. L’air transportait des fragrances de genévrier auxquelles se mêlaient les odeurs subtiles de la végétation aquatique. La légère brise qui soufflait sur le miroir liquide apportait une fraîcheur bienvenue par cette chaude journée d’été et, sur les rives boueuses, quelques poules d’eau observaient avec détachement les énormes truites qui ondoyaient entre les herbiers. C’était une journée ordinaire pour les habitants de la belle rivière qui serpente dans la plaine entre Fontaine-de-Vaucluse et L’Isle-sur-Sorgue.
Très en amont du Partage-des-eaux, dans une partie secrète de ce pays fait de petites îles et de canaux n’aboutissant nulle part, véritable labyrinthe, les pêcheurs professionnels exerçaient leur art, sur leurs barques à fond plat et à l’équilibre précaire.
L’un d’eux était Jules Monier, l’ancien inspecteur de la Sûreté parisienne, dont la stature imposante se détachait dans le contre-jour. Un sourire déforma sa grosse moustache qui lui couvrait la lèvre supérieure lorsqu’il aperçut, dans la transparence des eaux, les nombreux poissons pris dans son Araignée, ce long filet que son père lui avait appris à placer dans le courant pour capturer les plus jolies pièces. Il cala son embarcation en coinçant sous son bras la grande perche qui lui servait de propulseur et ramena doucement le filet, puis il se mit à genoux pour extraire, une par une, les énormes truites qui s’étaient aventurées trop près des mailles. C’était une belle pêche !
Un peu plus loin, Félicien Arnaud, campé sur l’avant de son bateau dans la posture d’attente d’un lanceur de javelot grec, avait armé sa fichouire, bras levé. Il guettait, immobile, une truite qui jouait à cache-cache dans les herbiers dansant dans le courant. Soudain, l’animal apparut et le bras du pêcheur se détendit. Dans un souffle d’air, l’engin traversa la surface et alla cueillir le poisson au milieu du dos. Félicien rejeta sa prise dans le bateau et s’empressa de l’achever pour lui éviter des souffrances inutiles. Il fallait bien tuer pour manger, mais cela n’impliquait nullement d’y prendre du plaisir.
Les deux hommes qui pêchaient souvent ensemble étaient partis de L’Isle avant le lever du jour, pour être sur place lorsque l’astre solaire monterait au-dessus des monts de Fontaine-de-Vaucluse. Ils seraient ainsi rentrés vers midi pour livrer leur labeur aux clients qui les attendaient au bassin de Bouigas.
Jules entassait ses prises dans les paniers en osier remplis d’algues fraîches qui encombraient la minuscule coque, lorsque des cris lui firent lever la tête. Il mit un instant à localiser la provenance du son, mais finit par apercevoir deux silhouettes sur une petite plage dans un méandre de la rivière. Il s’agissait d’une femme portant une robe sombre et d’un homme en bras de chemise et bretelles. La discussion, animée, s’envenima soudain et le couple en vint aux mains. Jules hésita sur la conduite à tenir et décida de se rapprocher des deux personnages. Il empoigna sa perche, la planta dans le fond de la rivière et s’apprêtait à lancer la barque dans le courant, lorsque son geste se figea. Il poussa un cri en discernant au loin, un éclat de lumière sur la lame du couteau que l’homme venait de sortir de sa poche. D’un seul coup il poignarda violemment la femme qui s’effondra aussitôt.
Félicien Arnaud, qui avait entendu le cri de Jules mais n’avait pas pu assister à la scène d’où il se trouvait, arriva à la hauteur de son ami.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as vu une Fantine ? lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.
— Suis-moi, il s’est passé quelque chose, là-bas, rétorqua simplement Jules en poussant le plus fort qu’il put sur sa perche.
Félicien Arnaud ne posa aucune question et l’imita. Ils parvinrent rapidement près de la plage où le corps de la femme gisait. Son agresseur, se rendant compte qu’on l’avait vu, s’enfuit à travers les halliers. Il devait bien connaître les lieux, car cette partie de la Sorgue était particulièrement difficile d’accès.
Les pêcheurs sautèrent de leur barque pour se précipiter au secours de la femme, étendue sur le ventre. Ils renoncèrent à poursuivre l’homme dans cette forêt inextricable. De toute manière, il avait trop d’avance et devait déjà être loin. Mieux valait porter secours à la victime.
Jules, retrouvant ses vieux réflexes professionnels s’agenouilla près d’elle et prit son pouls au niveau de la carotide, mais n’y décela aucune pulsation. Il leva les yeux vers Félicien et secoua la tête :
— Plus rien à faire ! Aide-moi à la mettre sur le dos.
Le jeune pêcheur s’accroupit, face à Jules et empoigna le corps par les épaules. Au signal de son aîné, il fit rouler la victime vers lui. Il poussa soudain un cri et se jeta en arrière en découvrant le visage figé dans la mort. Jules, aussi surpris que son ami, la contempla un long moment.
— Mince alors, si je m’attendais à ça ! Félicien, je crois que tu devrais aller chercher notre ami Thibodet, moi je vais rester là à surveiller le corps.